Après l’invasion de mai 1940, le Nord et le Pas-de-Calais sont rattachés au commandement militaire allemand de Bruxelles dirigé par le général Alexander von Falkenhausen. Ce baron prussien, âgé de 61 ans, a derrière lui une longue carrière militaire qui l’a mené, entre autres, au Japon, dans l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale et en Chine où il a été, de 1934 à 1938, le conseiller militaire du maréchal Chiang Kaï-shek. Bien qu’opposant à Hitler, il va exécuter les ordres de représailles face à la Résistance qui est très précoce dans les deux départements et s’intensifie dans les années qui suivent.
Dans la nuit du 1er au 2 avril 1944, un petit groupe de résistants du mouvement Voix du Nord, créé dès 1941, décide de saboter un aiguillage au c?ur de la petite ville d’Ascq, près de Lille, visant ainsi un convoi militaire allemand de marchandises en provenance de Belgique. Mais l’explosion va concerner le convoi, venant de la région d’Anvers, transportant des soldats de la 12e division SS Hitlerjugend en partance pour la Normandie qui est passé avant le train de marchandises à la frontière franco-belge, sur décision du chef du convoi le lieutenant Walter Hauck. Les dégâts matériels sont peu importants mais les gradés décident d’appliquer l’ordonnance du général Sperrle, de février 1944, concernant la lutte contre les « terroristes » : application de représailles même si des innocents en sont victimes. La rafle de dizaines d’hommes et de femmes
de tout âge dure environ deux heures, effectuée par des commandos qui sèment la terreur dans le petit bourg. La majorité est amenée le long de la voie ferrée où les hommes sont exécutés. Le pillage est généralisé, les cadavres détroussés. Le massacre est stoppé par la Feldgendarmerie venue de Lille. A l’aube, on recense 86 morts âgés de 15 à 74 ans et quelques dizaines de blessés.
Comme il faut réparer la voie, le convoi ne repart que le dimanche 2 avril en début d’après-midi.
Les SS, restés sur place, dont beaucoup étaient déjà ivres avant le massacre, continuent leur beuverie et menacent encore des Ascquois. La version de la tragédie, diffusée par les autorités allemandes, veut faire croire à l’attaque du convoi par des « terroristes » qui ainsi auraient été tués lors des combats… Six résistants, dont quatre ayant participé au sabotage, sont arrêtés et fusillés le 7 juin.
Dès la libération de l’agglomération lilloise, début septembre 1944, commence la difficile traque des bourreaux d’Ascq. C’est seulement en août 1949 que s’ouvre à Lille le procès de W.Hauck et de huit autres anciens Waffen-SS présents dans le convoi. Alors que seule la culpabilité de l’officier Hauck et du sous-officier Rasmussen est démontrée, huit des accusés sont condamnés à mort, le neuvième à 15 ans de travaux forcés. Le tribunal condamne aussi huit autres ex-SS du convoi à la peine de mort par contumace dont Karl Münter.
En septembre 1950, c’est au tour du général von Falkenhausen d’être jugé à Bruxelles en tant que commandant militaire de la Belgique occupée. Ami de conjurés de l’attentat raté contre Hitler du 20 juillet 1944, il a été emprisonné par les nazis avant de l’être par les Américains qui le livrent aux autorités belges. Condamné à 12 ans de travaux forcés, il est libéré trois semaines plus tard et termine ses jours en Allemagne en 1966 après avoir épousé en seconde noce une ancienne résistante belge.
Pour les huit condamnés à mort du procès d’Ascq, l’exécution est constamment repoussée car les avocats des condamnés déposent en vain des demandes de révision du procès. Ainsi le dernier espoir des condamnés repose sur la grâce présidentielle. Le 20 juillet 1955 est publié un décret de grâce signé par le président René Coty. La peine de mort est commuée pour Hauck en travaux forcés à perpétuité et à 20 ans pour Rasmussen, les six autres condamnés étant libérés. Mais de nouveaux décrets de grâce réduisent encore les peines de Hauck et Rasmussen qui sont ainsi libérés en 1957 dans la plus totale discrétion. La guerre froide, le début de la construction européenne et le rapprochement franco-allemand ont joué un
grand rôle dans cette succession de décrets. « L’Affaire d’Ascq » semble close sans que justice ne soit réellement rendue.
C’était sans compter avec le rebondissement judiciaire qui débute en 2013. Un arrière-petit-fils de massacré lance une procédure en Allemagne contre d’éventuels anciens SS du convoi d’Ascq encore en vie. En effet, depuis 1979, il n’existe plus en RFA de prescription pour les crimes de guerre. Début 2016, le procureur allemand en charge du dossier annonce qu’un des SS du convoi a été retrouvé. Il s’agit de Karl Münter qui reconnaît avoir fait partie d’un commando à Ascq mais dit ne pas avoir tiré. Des enfants
de massacrés se constituent alors partie civile fin 2017. Mais l’espoir d’un procès disparaît car, en application d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, Münter ne peut pas être rejugé en Allemagne pour les mêmes faits qui ont entraîné sa condamnation en France. Celui-ci, heureux d’avoir échappé à un procès, est devenu entre temps « un héros » pour les néonazis allemands. Il reçoit des journalistes à qui il déclare que si les victimes d’Ascq s’enfuyaient, c’est qu’elles avaient quelque chose à se reprocher et qu’il fallait leur tirer dessus, que Hitler n’était pas si mauvais que cela et qu’on a exagéré sur le nombre de morts juifs. Une plainte est déposée par les familles des victimes entraînant l’ouverture d’une nouvelle enquête qui se termine en juillet 2019 par la mise en accusation de Münter pour incitation à la haine raciale et atteinte à la mémoire des morts. Cette fois-ci, la tenue d’un procès semble imminente… jusqu’au 20 septembre 2019, date du décès de Karl Münter à 96 ans. « L’Affaire d’Ascq » est ainsi définitivement close.
Jacqueline Duhem