« La solidarité, on l’a vécue. Et on veut qu’elle continue »

ANF_Histoire_aubrac8 mai 2012. Lors de ma dernière discussion avec Raymond Aubrac, quelques jours avant qu’il nous quitte, nous avons évoqué sa rencontre avec François Hollande dont il soutenait la candidature à la présidence de la République. Le président élu aujourd’hui l’avait interrogé sur la manière dont les acteurs de l’époque étaient parvenus à s’accorder sur le programme du Conseil National de la Résistance. On peut comprendre qu’un homme politique qui souhaite le rassemblement du pays après une période de « fractures, de blessures, de ruptures » cherche à pénétrer le mystère qui a permis un accord entre des organisations de la Résistance, des centrales syndicales et des partis ou tendances politiques par delà leurs divergences. Et on le sait aujourd’hui, les divergences étaient nombreuses. Alors que la France se trouvait dans une situation morale, économique et sanitaire sans comparaison avec la crise que nous traversons, ce programme a été validé par le général de Gaulle en novembre 1943 à l’Assemblée consultative d’Alger et en grande partie appliqué à la Libération du pays : « plan complet de sécurité sociale » assurant à tous les citoyens des moyens d’existence, retraites généralisées, « retour à la nation » des grands moyens de production, en particulier des grandes banques, droit à la culture pour tous, presse écrite délivrée de l’argent et de la corruption, lois sociales agricoles, etc.

Le 4 octobre 2007, trois mois après l’élection du président Sarkozy, le vice-président du Medef, Denis Kessler, commentant dans le magazine Challenges le projet politique du président élu, déclarait : « C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance » (1). Et effectivement durant les cinq dernières années, méthodiquement, les conquêtes sociales ont été démantelées. L’école de la République se trouve dans une situation critique, la presse indépendante s’est vu de multiples fois assignée en justice, la surveillance des citoyens s’est accrue, le droit au travail s’est transformé en droit au chômage avant que ce dernier ne soit considéré comme un assistanat. Dans le même temps, les catégories sociales les plus aisées ont bénéficié d’avantages fiscaux sans précédent et les banques ont été recapitalisées par l’État sans que ce dernier ne revendique aucun droit de regard sur leur fonctionnement.
La question reste de savoir comment nous en sommes arrivés là. Et s’il est possible de retrouver le secret qui a permis l’unification des forces de la Résistance puis la mise en œuvre d’un programme révolutionnaire.
Pour en comprendre un rouage majeur, il faut se replonger dans ces années sombres durant lesquelles existait une arme tout aussi efficace qu’un pistolet ou une mitraillette. Dans les traboules lyonnaises, dans les maquis du Vercors ou des Glières se construisait une fraternité entre des hommes et des femmes qui dans d’autres circonstances ne se seraient jamais rencontrés, jamais parlé, des ouvriers et des ingénieurs ou des patrons, des civils et des militaires, des jeunes gens et des anciens combattants de la guerre 14-18, des paysans et des citadins. Et ils savaient tous que la solidarité était leur meilleure arme contre l’occupant. Une solidarité pour protéger et cacher les enfants, une solidarité qui permettait aux résistants de trouver abri et nourriture chez des paysans, une solidarité qui faisait qu’une porte s’ouvrait miraculeusement alors qu’on allait être pris par la milice ou la Gestapo, une solidarité entre les prisonniers à Montluc, Fresnes ou au Fort du Hâ, une solidarité dans les camps…

Raymond Aubrac me disait que cette expérience de la solidarité a été le pilier fondateur qui a permis l’écriture du programme du Conseil National de la Résistance.
« La Résistance ce sont aussi des valeurs de vie sociale, de vie collective, de confiance en soi, de confiance en ses camarades, d’attachement à un groupe, de solidarité, beaucoup de solidarité. La solidarité dans la Résistance a été quelque chose d’extrêmement important, depuis le début, jusqu’à la fin. C’est à cause de la solidarité qu’on ne laisse pas tomber les copains, même quand ça devient très dangereux. La liberté, on s’est battu pour ça. L’égalité, c’est notre rêve et notre utopie. Et la solidarité, on l’a vécue. Et on veut qu’elle continue. C’est tout de même très étonnant et très important que toutes les sensibilités politiques françaises pratiquement aient pu s’exprimer dans un programme. Il n’ y a pas de précédent et il n’y pas de suite non plus. C’est un cas unique. » (Raymond Aubrac)
Depuis cette époque avons-nous tout oublié ? Sommes-nous devenus des êtres insensibles aux difficultés d’autrui ? Raymond Aubrac ne le pensait pas et le mouvement des Indignés qui souffle lui donne raison. Il se souvenait que les premières bases de la solidarité ont été posées durant la guerre d’Espagne. Les ouvriers, militants syndicalistes ou politiques, en ont été des acteurs majeurs en multipliant l’aide à un voisin dont, parfois, ils ignoraient tout. Pour ces militants, la solidarité dépassait le cadre des frontières nationales. Et il avait l’espoir qu’un vent se lève et gonfle les voiles de nouveaux projets pour ce siècle naissant. Mais il était convaincu que seule la solidarité permettrait aux Européens d’avoir un avenir commun.
Il faut espérer que la gauche et le président élu renouent avec Les Jours Heureux par le C.N.R., titre inattendu de la première édition clandestine du programme du Conseil National de la Résistance, dont Raymond Aubrac aurait avec raison revendiqué l’optimisme : ce programme a été le socle de notre société depuis lors et a inspiré nombre de pays.

19 novembre 2012. Cinq mois après avoir écrit ce texte, je ne peux que malheureusement constater que les jours heureux se font attendre. Mais la leçon d’optimisme de Raymond Aubrac ne doit pas être confondue avec les vœux pieux ou les promesses aussitôt oubliées. « Un optimiste, disait-il, n’est pas un être satisfait, content de la situation actuelle. C’est quelqu’un qui pense qu’il peut faire quelque chose qui servira. »
Les Résistants fusillés à Châteaubriant le 22 octobre 1941 étaient d’impénitents optimistes. Et l’avenir a montré qu’ils avaient raison de l’être. Au prix de leur vie. Je ne doute pas, à défaut de nos dirigeants, que la jeunesse européenne d’aujourd’hui sera à la hauteur de leurs espoirs et de leur courage.

Pascal Convert

(1) Challenges du 4 octobre 2007.
(2) Pierre Mendès France est investi président du Conseil le 17 juin 1954, avec la promesse de mettre fin à la guerre d’Indochine dans les trente jours. Le 21 juillet 1954, les accords de Genève sont signés malgré l’opposition du président américain Dwight D. Eisenhower.