par Guy Krivopissko, conservateur du musée de la résistance nationale de Champigny
L’année 1945 représente une année charnière au plan international.
De longs et meurtriers combats sont nécessaires pour aboutir à la victoire totale des armées alliées et des forces de résistance des peuples en Europe et en Asie sur l’Axe fasciste (Allemagne, Italie, Japon). De cette victoire naît un nouvel ordre international ouvrant la voie à une nouvelle histoire des peuples en premier lieu des peuples colonisés.
L’année est aussi charnière au plan national. Le pays est toujours en guerre. Son armée se bat. Des portions du territoire sont encore occupées jusqu’en avril-mai. Deux millions d’absents déportés, prisonniers de guerre, requis du STO, enfin libérés, doivent être rapatriés et accueillis. Dans le même temps, redevenue souveraine et indépendante, la France engage l’œuvre de reconstruction et de rénovation politique, sociale et économique, culturelle, qu’avait annoncée la Résistance.
Mon exposé s’articulera autour de ces temps et mouvements de tension, des situations qu’ils génèrent pour tenter de cerner les questions nouvelles se faisant jour à la Victoire.
- La fin de la Seconde Guerre mondiale
En Europe, les forces alliées – américaines, anglaises et françaises à l’ouest, soviétiques à l’est – enserrent en tenaille l’Allemagne nazie et ses derniers soutiens.
Cependant la jonction des forces alliées ne se réalise qu’après d’âpres combats que le 24 avril à Torgau, huit jours après le déclenchement de l’offensive finale soviétique sur Berlin.
L’exécution de Benito Mussolini par la Résistance italienne le 28 avril suivie deux jours après du suicide d’Adolf Hitler dans son bunker à Berlin marquent symboliquement l’écrasement total des régimes fasciste et nazi. Mais ce n’est que le 1er mai que leurs forces armées se rendent à Berlin, le 2 en Italie, le 3 à Hambourg et le 8, signent une capitulation sans condition. À noter que leur reddition ne s’effectue que le 9 mai à Prague et le 8 pour les îles d’Oléron et de Ré, le 9 à Dunkerque, le 10 à Lorient, le 11 à Saint-Nazaire.
En Asie l’écrasement du fascisme japonais est plus long encore. Ce n’est que le 2 septembre qu’il signe sa capitulation en baie de Tokyo, alors que sa flotte est défaite depuis le 7 avril, que les Philippines sont libérées depuis le 5 juillet et ses troupes totalement boutées hors de Chine depuis le 20 août.
Le bilan des pertes humaines est tragique. Le bilan moral est effroyable.
La découverte des camps de concentration et d’extermination, celle du génocide des Juifs et des Tziganes au gré de l’avance des troupes alliées et du retour des déportés interpellent les consciences, aujourd’hui encore, sur le devenir de l’Humanité. Les mêmes interrogations naissent de la vision apocalyptique des champignons nucléaires et des ruines d’Hiroshima et de Nagasaki.
Il y a un « avant » et un « après » Auschwitz et Hiroshima.
De grandes conférences internationales, en premier lieu celle de Yalta (4-11 février), dessinent une nouvelle organisation du monde après la victoire signifiée par la Charte des Nations unies (San Francisco, 26 juin), la naissance de la FAO (17 octobre) et de l’UNESCO (13 novembre) avec pour siège Paris.
Deux nouveaux « grands », l’URSS et la Chine, s’imposent sur la scène internationale. Et, singulièrement, la France – en dépit de l’État français et grâce à la Résistance – retrouve sa place de grande puissance.
Cette nouvelle construction affichant les idéaux de liberté, de fraternité, d’indépendance et de souveraineté des peuples et des nations garantis par la paix et la sécurité collective s’accompagne nécessairement de mouvements nationaux et populaires d’émancipation un peu partout dans le monde. La naissance de la Ligue arabe au Caire le 27 mars ou le développement de mouvements en Palestine, en Syrie et au Liban et bien évidemment dans l’Empire français, d’abord en Algérie et au Vietnam, illustrent cette nouvelle donne dont les contributions de Tramor Quémeneur et de Michel Catala rendront compte.
- La reconstruction de la France
Maintenant que la France peut sortir du provisoire, des conditions exceptionnelles de la guerre, sa reconstruction peut s’engager.
Le programme du CNR affirmait la nécessité d’établir la démocratie la plus large tant sur le plan économique et social, que politique et culturel. Ce vaste chantier est mis en œuvre.
Les libertés fondamentales rétablies, les Français vont donc débattre et s’affronter démocratiquement autour de deux problèmes fondamentaux posés par cette reconstruction d’une part le relèvement économique, d’autre part la mise en place de nouvelles institutions.
Au cœur des préoccupations immédiates des Français s’impose la question du relèvement économique.
L’appareil de production industrielle est affaibli, évalué à l’indice 42 soit inférieur de moitié à celui de 1938. Le pays manque de charbon, d’électricité, de matières premières et de main-d’œuvre. La production agricole est aussi affaiblie couvrant à peine 60 % des besoins de la population. Tout est rationné en échange de points après de longs moments perdus en file d’attente. Les fameuses cartes de rationnement de l’Occupation demeurent et le marché noir persiste.
Les difficultés sont aggravées par l’état des voies de circulation routières et ferroviaires et l’état des ports fluviaux et maritimes. Enfin la situation monétaire est dégradée : la masse monétaire a été multipliée par cinq alors que la production a été divisée par deux. Cependant, l’État se trouve dans la nécessité absolue d’engager des dépenses publiques importantes. Le risque d’inflation est sérieux.
Il faut donc rétablir, développer, rénover impérativement l’économie du pays en mobilisant ses forces vives (voir le discours de Maurice Thorez aux mineurs à Waziers le 21 janvier 1945 et bataille de la production lancée par la CGT en septembre 1944).
Or, la situation générale de pénurie et de vie chère risque de bloquer les progrès sociaux nécessaires attendus qui sont la condition indispensable à cette participation du peuple tant au redressement économique qu’à la rénovation démocratique du pays. Finalement, les gouvernements issus de la Résistance doivent faire face à une situation aussi simple à résoudre que la quadrature du cercle.
Trois grandes séries de questions se posent et doivent être résolues.
– Quelles sont les modalités du redressement économique ? Comment les financer ? Comment les gains, les acquis seront répartis dans la société ? Dans quel cadre se réalisera ce redressement ?
– Distinctes mais intimement liées sont posées les questions touchant à la rénovation des institutions politiques. Comment s’exercera la souveraineté populaire ? Comment pourra-t-elle être source de décisions ? Comment s’effectuera son contrôle sur les représentants de la nation ? Sur l’appareil d’état ?
– La reconstruction économique et la rénovation politique ne peuvent s’effectuer sans une épuration et la condamnation du système dictatorial de l’État français ainsi que celle des hommes qui l’ont servi et qui ont profité de sa politique de collaboration avec l’ennemi. La découverte des camps – plus encore le retour des déportés – accroît cette exigence qui se manifeste fortement lors du procès de Philippe Pétain à l’été 1945 aboutissant à sa condamnation à mort le 15 août, une peine commuée en détention à vie. L’exposé de Thomas Fontaine éclairera cette question du retour des déportés.
Pour répondre à ces grands enjeux les Françaises (devenues citoyennes) et les Français vont être invités à débattre et à choisir au cours de trois grands moments politiques démocratiques forts (honorant la définition de la République : pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple) lors des élections municipales les 29 avril et 13 mai, lors des élections cantonales les 23 et 30 septembre, enfin, lors d’un référendum et l’élection d’une assemblée nationale constituante le 21 octobre.
Les résultats des trois scrutins marquent l’adhésion forte, sans ambiguïté, des Français au programme de la Résistance, aux forces politiques qui les portent, en premier lieu le PCF et la SFIO qui recueillent près de 50 % des suffrages. Les deux partis appuyés par la CGT et la Ligue des droits de l’homme forment une délégation des gauches et le 6 novembre, en présence d’un observateur du parti radical, établissent une actualisation du programme du CNR qui propose : d’en finir avec le « régime vichyssois » [terme de l’époque], de réaliser un approfondissement de la démocratie par une réforme de la justice, de l’armée, de l’enseignement et de l’administration, d’évincer « les grandes féodalités économiques » [terme de l’époque] et d’organiser rationnellement l’économie en assurant, avec le concours des travailleurs, « la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général ». Un programme de nationalisations doit garantir l’application de ces mesures. Un volet de ce programme, en phase avec les cours des événements, est consacré aux questions internationales (paix, sécurité collective, refus des blocs, réparations de guerre, engagement dans la voie de la décolonisation, etc.).
Le programme est mis en œuvre, conforté voire amplifié par une série de décisions prises précédemment.
Sans être exhaustif :
– Au plan économique est créé un commissariat général au Plan (21 décembre) et sont nationalisés ou mis en régie nationale Renault (16 janvier), le transport aérien (26 février), la banque de France et quatre grandes banques de crédit (2 décembre) ;
– Au plan social est créé un statut des associations familiales (14 février) ainsi que les comités d’entreprise (22 février) alors que dans le même temps sont rédigées les ordonnances instituant la Sécurité sociale (4-19 octobre) ;
– Au plan politique, avec la volonté de réformer la haute administration est créée, le 22 janvier, l’École nationale d’administration (ENA).
Les acteurs de cette œuvre sont des résistantes et des résistants dont les exposés de Dominique Durant, Charles Riondet et Charles-Louis Foulon consacrés aux couples Villon/Vaillant-Couturier, Lefaucheux et Foulon donneront la mesure.
De la rénovation du pays, les contemporains parlent souvent d’une renaissance liée à une action de reconstruction morale de la nation fondée sur l’enseignement et la culture. L’écriture de l’histoire de la Résistance, sa transmission ainsi que celle de ses valeurs aux jeunes générations concourent immédiatement à ce projet. Ce sera un des thèmes de l’exposé de Serge Barcellini.
Pour conclure, grâce aux riches collections de plaques photographiques dites du Matin conservées au Musée de la Résistance nationale, Agathe Demersseman présentera en image le panorama de cette année charnière dessiné par les grands médias issus de la Résistance.