L’engagement dans la Résistance, démarche civique et politique « extrême » (dans le sens qu’elle nécessite des sacrifices, une forme de désintéressement personnel et une prise de risque individuelle consciente), se poursuit dans bien des cas par un investissement de la sphère publique, une fois la liberté retrouvé. Cet engagement varie dans la durée et dans l’intensité. Certains s’éloignent rapidement de la vie politique après un mandat dans les différentes assemblées et institutions provisoires, d’autres démarrent au contraire une carrière.
Dans le cas de Marie-Hélène et Pierre Lefaucheux, la Résistance est une expérience déterminante pour leur évolution personnelle, une prise de conscience aigüe de leurs responsabilités envers la société. En effet, sans préjuger de leurs engagements antérieurs, on ne peut que constater que, dans leurs biographies, la période de la libération marque une rupture professionnelle et politique. Mariés depuis 1925, Marie-Hélène et Pierre venaient jusqu’en 1940 une vie plutôt discrète.
Marie-Hélène Postel-Vinay est la fille d’un ingénieur et industriel parisien. Elle est aussi la petite-fille de Paul Delombre, économiste et ministre à la fin du 19e siècle. Son parcours académique ressemble à celui de beaucoup d’autres filles de la bourgeoisie parisienne de l’époque : elle étudie la musique et s’inscrit à l’École du Louvre. Elle s’en démarque pourtant en devenant une des deux premières femmes admises à l’École des sciences politiques. Son mariage avec Pierre Lefaucheux met un terme à ses études.
Ce dernierest ingénieur des arts et manufactures et docteur en droit. Il est le descendant direct des inventeurs des fusils et revolvers Lefaucheux, armes emblématiques du 19e siècle. Il fait l’essentiel de sa carrière, après la première guerre mondiale, au sein de la Compagnie de Construction de Fours, en tant qu’ingénieur, secrétaire général, puis directeur. Mobilisé en 1939, il est rappelé en janvier 1940 pour prendre la direction de la cartoucherie du Mans. Au moment de la débâcle, l’usine est déplacée à Brive, et c’est en franchissant la Loire que les Lefaucheux apprennent la signature de l’armistice. Les Lefaucheux éprouvent alors « un sentiment de dégoût »[1]et estiment que « les Français [doivent] faire tout leur possible pour sauver l’honneur du pays ».
Au traumatisme de la défaite s’ajoute le drame de la mort de Roger Postel-Vinay, jeune frère de Marie-Hélène, tué dans son char en défendant Maubeuge.
À partir de l’automne 1940, Les Lefaucheux s’engagent dans la Résistance par l’entremise d’André Postel-Vinay,autre frère de Marie-Hélène, lié à plusieurs au réseau du Service de Renseignements de l’Armée dirigé par le colonel Rivet, au réseau Pat O’Leary qui aide à l’évasion d’aviateurs alliés et au groupe du Musée de l’Homme.
Ils rejoignent ensuite l’OCM à la fin de l’année 1942. Pierre y mène à la fois une action intellectuelle et de terrain. En janvier 1942, il avait rédigé un tract anti-collaborationniste à destination des industriels, milieu dans lequel il cherche à recruter (c’est lui qui amène à l’OCM Aimé Lepercq, responsable du Comité d’organisation des Houillères, futur ministre de l’économie du gouvernement provisoire). Il participe aux réflexions pour l’après guerre, notamment aux travaux économiques et à la rédaction des Cahiers de l’OCM. Il est également membre, à partir de l’hiver 1943, du Comité général d’Etudes (CGE), organisme de la Délégation générale chargé d’étudier les mesures à prendre à la libération et de proposer des projets de réforme. Dans le même temps, il est chargé de mettre sur pied des unités militaires dans le sud de Paris.
Preuve qu’il assume avec brio cette double action, Pierre Lefaucheux est responsable des FFI de la Seine, succédant à Aimé Lepercq en février 1944, et est proposé pour être le secrétaire provisoire à la production industrielle après la libération de Paris.
Marie-Hélène n’est pas en reste. Elle tente de susciter une section féminine à l’OCM, et, sous couvert d’une oeuvre charitable, l’oeuvre Sainte Foy, elle organise une sorte de réseau de renseignement et de communications entre les résistants détenus dans les prisons de la région parisienne et leurs familles. L’appartement conjugal du boulevard Saint Germain devient rapidement une véritable plaque tournante pour ce réseau, mais aussi pour un certain nombre de résistants qui viennent s’y réunir, chercher documents et faux papiers, et même y trouver refuge[2].
Philippe Viannay, fondateur du mouvement Défense de la France parle dans ses mémoires des Lefaucheux comme faisant partie de la « véritable grande société parisienne, celle qui ne s’est pas laissé encanailler et qui conserve intactes les valeurs républicaines et patriotiques », et ajoute qu’il émane de Marie-Hélène « une incroyable énergie, épuisante parfois pour ceux qui l’entouraient ». Cette appréciation, nous l’avons vu, peut également très bien s’appliquer à son mari.
Comme lui, Marie-Hélène Lefaucheux, fait la preuve de son efficacité et assume des responsabilités toujours plus grandes. Elle devientvice-présidente du Comité des œuvres sociales des organisations de résistance (le COSOR), dès sa création dans la clandestinité, à l’hiver 1944. À peu près au même moment, elle est la représentante de l’OCM au bureau du Comité Parisien de la Libération.
Cependant, cette résistance en duo va connaître un coup d’arrêt quelques heures avant le débarquement, quand Pierre est arrêté avec une grande partie de l’état major FFI de la Seine. Déporté le 15 août 1944 à partir de Pantin, Marie-Hélène s’efforce de suivre le train jusqu’à la frontière et tente plusieurs fois de le faire libérer, notamment en demandant l’application des « accords Nordling » qui prévoyait la libération de prisonniers politiques. Dans l’impossibilité de traverser la frontière, elle rentre à Paris où elle participe à l’insurrection et s’installe à l’Hôtel de ville avec le Comité parisien de la libération.
Le défilé du 26 août n’a évidemment pas la même saveur pour elle : « J’assiste comme dans un rêve, sans lui, à ce que j’avais si souvent pensé voir avec lui »[3], dit-elle à Léo Hamon. Dès le lendemain, elle repart en Lorraine dans l’espoir de faire libérer son mari. Elle parvient à rencontrer un officier de la Gestapo de Metz (alors en territoire allemand) et le convainc que son mari, arrêté par erreur, doit être libéré (sous peine de représailles). Ils se rendent ensemble jusqu’à Buchenwald, d’où Pierre est libéré[4].
En septembre 1944, Marie-Hélène et Pierre Lefaucheux sont donc de retour à Paris, prêts, malgré ces circonstances particulières, à assumer de nouvelles responsabilités. L’énergie des époux Lefaucheux va s’exprimer dans des domaines différents. Si les compétences et l’expérience de Pierre sont naturellement sollicitées dans le domaine de la reconstruction économique, Marie-Hélène s’engage sans réserve en politique. Toujours membre du Comité parisien de la libération, où elle est plus spécifiquement chargée des affaires sociales, elle est également membre de l’assemblée consultative, à partir du 7 novembre 1944 (date de son installation à Paris), puis, après les élections d’octobre 1945, de la première assemblée constituante. Entre temps, elle avait été élue au conseil municipal de Paris sur la liste de l’Union des mouvements de résistance. Elle rejoint par la suite le Mouvement républicain populaire.
Cet engagement politique s’accompagne de la volonté d’oeuvrer pour l’amélioration de la condition de la femme : elle cherche à créer à l’Assemblée consultative, un regroupement de femmes de tous les partis. Elle fait voter par le CPL une résolution rendant hommage aux femmes résistantes, qui paraît dans le Bulletin municipal officiel du 11 septembre 1944.
Cependant, Marie-Hélène Lefaucheux ne circonscrit pas son terrain d’action aux assemblées politiques. Au printemps, 1945, apprenant que les déportés sont considérés comme des « personnes déplacés » et non comme des prisonniers de guerre par les alliés, ce qui signifie que leur rapatriement n’est pas considéré comme une priorité pour ces derniers, elle décide de partir en Allemagne pour hâter le retour des déportés français. Auprès du ministre de la Guerre, André Diethelm, elle obtient, pour elle et pour Philippe Viannay, un ordre de mission auprès du généralde Lattre de Tassigny, commandant en chef des forces françaises en Allemagne. Ils se rendent à Buchenwald, Bergen-Belsen et Dora et réussissent à affréter plusieurs avions de l’armée américaine et rapatrierainsi plusieurs centaines de personnes. Cet épisode méconnu est révélateur du caractère à la fois altruiste et déterminé de Marie-Hélène Lefaucheux, qui poursuit, entre autres, son action au sein des institutions internationales, en tant que représentante de la France aux Nations Unies de 1946 à sa mort en 1964, fondatrice et présidente de la commission pour le droit des Femmes.
Quant à Pierre Lefaucheux, il est, comme tous les membres du Comité général des études, appelé à un poste stratégique. Le 4 octobre 1944, il est nommé administrateur provisoire des Usines Renault, alors que Louis Renault est emprisonné pour « commerce avec l’ennemi ». Un mois plus tard, l’entreprise est confisquée et Pierre Lefaucheux entame le processus de nationalisation de l’entreprise, qui aboutit le 16 janvier 1945. Pierre Lefaucheux, qui, dans les cahiers de l’OCM en 1943, appelait de ses vœux « un esprit de construction et éventuellement de risque » pour l’industrie de la libération, peut ainsi essayer d’appliquer ses idées à la régie Renault, fer de lance des entreprises nationalisées dans un secteur pourtant dévastée par la guerre.
Cette prise de contrôle des usines se fait dans un cadre très contraint, celui de la situation économique du pays, incroyablement difficile, et celui de la politique économique du gouvernement, qui tente d’y remédier tout en développant un programme inspiré du programme du CNR. Ce programme est un référent autant qu’un idéal. Un certain nombre de ses préceptes sont appliqués par Pierre Lefaucheux, d’autres ne peuvent l’être.
Il faut noter en premier lieu que la mise en régie des usines Renault ne rentre pas forcément dans le cadre des nationalisations prévu par ce programme, qui ont pour cibles les « grands moyens de production monopolisée », les « sources d’énergie », les compagnies d’assurances et les « grandes banques »[5]. Dans le cas présent, la nationalisation est une conséquence de « la confiscation des biens des traîtres et des trafiquants de marché noir »[6] que le programme du CNR appelle également de ses vœux.
Ainsi, Renault est un cas à part pour les entreprises nationalisées à la libération, d’autant plus qu’elle est la seule à être en situation de concurrence. Autre contrainte, un plan quinquennal de l’automobile est mis en place entre la fin de l’année 1944 et le printemps 1945, toujours dans la perspective du programme du CNR qui appelle à l’« intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’Etat après consultation des représentants de tous les éléments de cette production »[7]. Ce plan, appelé plan Pons, du nom du directeur adjoint chargé de l’automobile de la Direction des industries métallurgique et électrique du ministère de la production industrielle, segmente la production des véhicules de différentes cylindrées entre les constructeurs. Ainsi, Renault doit occuper le marché des voitures du moins de 6 CV, avec Simca et Panhard. La mise en œuvre du plan Pons est, pour Renault à l’origine de la 4CV, sortie en 1948, qui fut un très grand succès pour Renault et Pierre Lefaucheux, qui souhaite, dans ces années d’immédiat après guerre, développer la régie par la diffusion massive de ce modèle en le rendant accessible à tous.
Sur le plan social, Pierre Lefaucheux répond plutôt favorablement à ce que le CNR demande en ce qui concerne « le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie ». En effet, la direction du personnel, renommée pour l’occasion direction des relations sociales, est confiée à l’automne 1944 à un ancien ouvrier syndiqué à la CGT.
Toutefois, la progression des salaires est freinée par la situation conjoncturelle et la volonté de Pierre Lefaucheux de respecter le plus possible les directives gouvernementales. La période est marquée par l’inflation (qui tourne autour de 50 % en moyenne annuelle entre 1945 et 1948), causée en grande partie par une insuffisance de l’offre dans un pays en reconstruction et aux ressources amoindries. Ce contexte économique invite le gouvernement à prendre des mesures drastiques de contrôle des prix et des salaires.
La loyauté du Pierre Lefaucheux envers la politique gouvernementale est en partie née de la Résistance : en 1945, le ministre du travail est Alexandre Parodi et le ministre de la production industrielle Robert Lacoste, deux hommes que Pierre Lefaucheux a côtoyé au sein du Comité Général des Études dans la clandestinité. Cependant, cette loyauté n’est pas aveugle et le président de la régie Renault essaie très régulièrement d’amener le gouvernement à amender ses directives, voire à affirmer son indépendance. Ainsi, il écrit au ministre du travail en mars 1945 :
« Tant que je resterai responsable de la bonne marche des Usines Renault, je considérerai comme de mon devoir de prendre moi-même les décisions nécessaires lorsque la gravité des circonstances me l’imposera. »[8]
Cette ligne de conduite, à laquelle on peut ajouter une réelle capacité à analyser ses erreurs et accepter les critiques justifiées, est celle de Pierre Lefaucheux jusqu’à sa mort accidentelle en février 1955.
Cet accident met tragiquement fin à ce duo atypique et passionné. Marie-Hélène Lefaucheux poursuit pendant dix années encore une action d’autant plus effrénée qu’elle est solitaire, engagée dans de multiples institutions nationales et internationales pour la défense du droit des femmes, mais également pour la défense des familles des résistants victimes de la répression, en tant que vice-président du COSOR.
Lors de la cérémonie à l’usine de Billancourt en hommage à Pierre Lefaucheux, le 19 février 1955, sa veuve insista pour que les fleurs reçues en masse soient déposées devant le monument aux morts de l’usine et devant la crypte des fusillés du Mont Valérien[9]. Pour Marie-Hélène et Pierre Lefaucheux, la période de la Résistance restait une référence importante, en tant que fondement des engagements ultérieurs au service de l’état et de la société, mais également en souvenir des souffrances endurées par ceux qui justement avaient payé de la vie cet engagement.
Voilà qui forme une conclusion appropriée pour une communication dans le cadre d’une journée organisée par l’association des familles de fusillés et portant sur la reconstruction de la France.
[1] AN, 397AP/10. Témoignage recueilli par Marie Granet, s.d.
[2] En juillet 1943, Hélène Viannay, qui vient d’accoucher, est recherchée par la Gestapo, elle va, avec son nouveau né, passer quelques jours cachée chez les Lefaucheux, qui dans le même temps hébergent des aviateurs américaibs (Dominique VEILLON et Françoise Thébaud, « Hélène VIANNAY », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 1 | 1995, mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 09 décembre 2015. URL : http://clio.revues.org/530 ; DOI : 10.4000/clio.530, consulté le 9 décembre 2015)
[3] Léo Hamon, Vivre ses choix, Paris, Robert Laffont, 1991, 556 p.
[4] Cette histoire est tellement extraordinaire qu’elle suscita en 1945 et 1946 des rumeurs sur d’éventuelles tractations déshonorantes avec les autorités allemandes.
[5] MRN, 85AJ1/4/15 CONSEIL NATIONAL DE LA RÉSISTANCE, Les Jours heureux , par le C.N.R., S. l., Libération Z. S, 1944.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Archives Renault, SP 53 Pierre Lefaucheux, Lettre au ministre du Travail du 7 mars 1945, p. 1.
[9] Archives INA, journal télévisé du 19 février 1955 (http://www.ina.fr/video/CAF97011451/hommage-a-lefaucheux-video.html, consulté le 9 décembre 2015)