Une amie de Savoie nous a fait parvenir le récit d’un drame brièvement évoqué jusqu’ici dans nos colonnes, c’est bien volontiers que nous proposons son texte.
Angeline Bouvet était issue de la famille Bouvet-Gerbettaz, propriétaire de la maison connue dans la Vallée Verte sous le nom de La Ferme, une bâtisse imposante dominant le cours de la Menope à Habère-Lullin, ancienne « Tour-cuisine » des Comtes de Sonnaz. En 1943, La Ferme est occupée par Jeanne, cousine d’Angeline et épouse de Marius Duret, leurs enfants Jeanine, dix-neuf ans et René, dix-huit ans, et la grand-m ère Léonie, mais aussi des Réfractaires au STO, cinq ou six parfois, qui dorment en sécurité dans le foin de l’immense grange. Parmi eux des maquisards : Robert Bouvet, le fils d’Angéline, ses cousins Eugène Fontaine et Lucien Glatigny, Georges Planche, un gars venu de Lyon comme tant d’autres arrivaient de Nantes, d’Orléans, de Paris, de Metz pour rejoindre les maquis.
Le soir du 25 décembre 1943, les Réfractaires logés au château d’Habère-Lullin organisent un bal clandestin pour recueillir des fonds leur permettant de se nourrir. La jeunesse de la vallée s’y rend, par routes et chemins enneigés. Peut après minuit les danseurs commencent à partir quand une troupe d’Allemands, guidés par un soi-disant maquisard à leur solde, encercle le château et fait irruption dans la salle de bal, vociférant et tirant de tous côtés. L’officier qui les commande recherche un chef et des armes : il n’y a ni chef, ni armes, alors vingt-deux hommes sont abattus l’un après l’autre, mitraillés dans un couloir. Les femmes et ceux qui restent sont incarcérés au « Pax », siège de la Kommandatur à Annemasse, d’où les hommes partiront pour l’Allemagne. Les femmes seront libérées le 30 décembre. Les corps des victimes sont entassés dans la salle de bal, arrosés d’essence et on y met le feu : le château brûlera toute la nuit. Deux hommes sautant d’une fenêtre ont été abattus ainsi que le fromager devant sa porte, ce qui porte à vingt-cinq le nombre des victimes.
Tout au début de l’assaut, Henri Vuagnoux parvient à s’échapper en sautant par une fenêtre : il est blessé au bras, se fait un garrot et parvient à rejoindre la rivière qu’il remonte, dans l’eau, sur un bon kilomètre, jusqu’à La Ferme. Lorsqu’il frappe aux volets pour demander du secours, le château brûle. Marius Duret le fait entrer, on le réchauffe, la grand-mère Léonie lui fait boire un grog à l’eau de vie de pomme pendant que Marius part à travers la neige, jusqu’au sommet du hameau, chercher l’aide de Maurice Marceau qui avait été infirmier pendant la guerre de 14. Henri Vuagnoux est allongé sur la table de la cuisine et pansé.
A ce même moment un groupe d’Allemands passe devant La Ferme, à la recherche d’un maquisard qui, heureusement, était parti la veille. Voyant les fenêtres éclairées ils veulent s’en approcher, mais Henri Jacquemard qu’ils avaient obligé à les guider, les détourne en leur disant que ce sont des paysans et qu’une vache doit être en train de vêler.
Marius est inquiet : son fils René n’est pas dans son lit, il a dû partir au bal avec son cousin. Il repart, les Allemands patrouillant toujours à proximité, vers le hameau voisin où le cousin est bien, lui, dans son lit. Marius revient à la Ferme d’où l’incendie du château est toujours visible. Il apprendra seulement deux jours plus tard que René était au bal, qu’il a été incarcéré au « Pax » à Annemasse. Il fait ensuite partie d’un convoi pour Leipzig avec Henri Jacquemard, qui s’évade à Lyon grâce à un cheminot alors qu’Henri avait déjà sauté du train à Saint-Rambert-en-Bugey.
Au château, le fils d’Angeline et son gendre ont été tués, aucun des vingt-deux corps calcinés n’est identifiable. Ses deux cousins sont envoyés en déportation d’où ils ne reviendront pas.
Au bout de deux jours, Henri Vuagnoux est emmené dans sa famille à Thonon. Il aura beaucoup de difficulté à passer en Suisse pour faire opérer son bras blessé. A la Ferme, on continue à héberger des maquisards recherchés par les Groupes mobiles de réserve (GMR), la Milice ou la Gendarmerie.
Immédiatement après cette tragédie, en janvier 1944, trente-cinq volontaires d’Habère-Lullin constituent un bataillon FTP : parmi eux Hector Bouvet, le mari d’Angeline, Marius Duret et son fils René, Henri Jacquemard, des évadés, d’autres Réfractaires au STO et des parents des victimes de Noël. Ce bataillon participera aux combats de la Libération à Saint-Cergues le 16 août 1944 et à Annemasse le 18 août. Après la libération d’Annecy le 19 août, certains d’entre eux iront continuer la lutte en Maurienne. Ce sont ces maquisards du Chablais qu’un révisionniste local qualifie de « foutraques »…
Christiane Béchet-Baretta
(AFMD Savoie – ANACAR Chablais)